mercredi 16 mars 2016

Des envies d’intraterrestre

Deux fois je me suis fait botter le cul au cours des derniers mois. Par les Andes d’abord. Par Christophe ensuite.
Les Andes, j’y suis allé en novembre-décembre. Une petite conférence à La Paz; quatre semaines de plus à partager avec les amis de Bolivie et du Pérou. Une escapade dans le monde, donc. Avec les émois revigorants de toutes les retrouvailles, les rencontres, les saveurs. Avec les inévitables assauts épuisants d’un séjour exclusivement urbain : le bruit, la pollution, les foules, l’agitation, tout ce à quoi je ne suis plus entraîné .
Au retour, une dérangeante sensation de frustration que peu à peu j’ai commencé à attribuer à une certaine perte de spontanéité dans la relation avec les amis. La distance, des quotidiens qui s’éloignent, les difficultés de partage des défis en cours ? Puis, après un mois, ça a fait tilt : l’absence de réciprocité dans nos échanges. Et j’ai pris conscience que c’était moi le responsable car je ne sais pas apporter et offrir la substantifique moelle de mon vécu en retraite auvergnate.
Bien sûr, ça m’a secoué. J’ai cherché une explication dans ma carence d’interlocuteurs ici pour réfléchir et approfondir cette nouvelle vie. La faute peut-être à ma sociabilité réduite. Mais surtout à ce sentiment que j’ai toujours en France, depuis mon premier départ pour l’Amérique Latine, il y a quarante-sept ans à présent, de ne pas pouvoir être compris à cause de références culturelles trop divergentes, d’être devenu un extraterrestre pour l’Europe. D’ailleurs je ne fais plus guère l’effort d’essayer d’expliquer.
Là-dessus ,mon jeune voisin Christophe, celui de l’abristophe, a débarqué et m’a balancé : “Extraterrestre? Tu me donnes plutôt l’impression d’un intraterrestre avec ta façon d’établir le lien à cette terre, à ce lieu !”
J’ai mis quelques jours à digérer. A comprendre lentement. A reprendre les mots et les pensées que j’emploie pour parler d’ici. A repérer vides et contradictions.
Depuis le début je ressens pleinement l’extraordinaire richesse et densité de mon existence dans cette montagne ; je la savoure à tout instant. Mais pour en parler j’ai plutôt recours aux mots et aux images que me renvoient les autres ; je me cantonne dans les clichés par lesquels on me dépeint : ermite, homme des bois, solitaire, pour ne pas dire barjot.
Finalement je fais comme tous les simplistes: j’utilise le modèle courant du monde urbain, de la société de consommation, etc. ; et je compare : absence de… De bruits, de foules, de pollution, de calendrier, de médias, etc. Par la négative c’est facile, non? Même en maternelle on peut le faire.
Par contre, par la positive c’est plus exigeant. Comment habiller la parole avec une vision claire de ce que signifie la relation à la vie et à l’entour dans mon être ici ? Comment aborder sans pontifier les conditions de base qui y sont indispensables : l’ouverture, le respect, la disponibilité, la sensibilité, la patience ? Comment expliquer ces rapports au temps et à l’espace, les chemins de cette quête des essentiels de la nature, des essentiels de la vie, sans s’enfermer dans les astreintes de la philosophie ou de la science, en écoutant, en recevant, en communiant ?
Bon, je vous gonfle ? Vous préféreriez que je vous raconte les mésaventures de mon Duster encore bloqué dans la neige plus haut sur la montagne ? Mes nombreuses nuits en bus-couchette entre La Paz, Cochabamba et Lima ? Les délices de piments au Pérou ?
Désolé. Si j’ai bien compris, j’en ai pour un bon moment avant de me sortir des défis posés par les Andes et le Tophe. Me voici avec des envies d’intraterrestre. En fait, je me suis assez reposé ces dernières années. Alors, si je ne fais pas d’indigestion trop vite...
Las Fayas de Valcivières, le mardi 15 mars 2016