jeudi 22 décembre 2011

11. Mon père est mort au buron : à nos vingt ans !


C’est le dimanche 27 novembre que mon frère Philippe m’a prévenu qu’il venait de partir, mon père. Je le savais en décrochant mais je n’ai pu empêcher quelques larmes de glisser lentement sur mes joues. Non point de douleur mais de joie, d’émotion douce et réconfortante : c’est dans son lit qu’il est mort, alors qu’il allait mieux, alors qu’il s’efforçait de recouvrer son autonomie, alors donc qu’il était en vie, quand le cœur usé s’est arrêté. Il avait réussi à esquiver l’hôpital, les dernières souffrances, le plein de déchéance, le trop plein d’emmerdements. Le rêve !

C’est à lui que je pensais en poursuivant mes tâches. Peu à peu la tendresse envahissait mon cœur et mes sens et me remplissait d’allégresse : quelle chance qu’il nous ait offert la musique d’un souvenir ultime qui apaise et qui réveille les échos de tout ce qui fut bon, tout ce qui fut chaleureux, tout ce qui fut savoureux !

Ma chance à moi me ravissait. Enfant prodigue et nomade, je m’étais préparé depuis plus de quarante ans à devoir affronter un jour, au retour de quelque longue virée sur le terrain, la nouvelle d’un départ déjà clos, le regret de l’absence, la culpabilité d’un dernier témoignage raté. Et voilà que j’étais présent, que j’avais même pu, cinq jours auparavant, lui lancé encore un « à la prochaine » et lui renouvelé un baiser filial !

On dit que la mort est tristesse, celle d’une page qui se tourne, mais je ne parvenais pas à atteindre cet état ; j’étais trop content pour lui, trop content de ce départ réussi et à un très grand âge, qui laisse ainsi la page immédiatement ouverte aux ressouvenirs, aux réconciliations, au ressourcement d’une mémoire.
Août 2004, au pied du grand fayard
On dit que la mort est tristesse, celle de ceux qui restent ; je ne pouvais pas : c’est au buron que je l’apprenais ; j’ai choisi de célébrer. Je suis d’abord allé au grand fayard qu’il avait tant admiré lors de sa seule visite aux Fayes. Puis j’ai parcouru les pièces du pavillon et buron qui font ma maison et je les ai regardées avec ses yeux d’alors, quand tout n’était (au lendemain même de l’achat) que ruine et désastre : il a dû croire (une fois de plus) que j’étais fou et maudit.

Mais dans quel état était-elle lorsqu’il l’a achetée cette grande maison de Champagne où il vient de mourir ? A décourager les plus optimistes ! Mais il en rêvait après les errances du fermier, sans son propre toit mais riche en marmaille. Et c’est de là qu’il vient de partir en beauté, en chez lui, en paix.

Alors je me suis confirmé que c’est ici, c’est chez moi, c’est en jas, c’est en Zutterie, que j’aimerais m’arrêter et devenir cendres pour aller nourrir la fumade de mon pré, du moins les topinambours qu’un jour j’y planterai comme je le lui avais promis.

Le grand art c’est de ne garder que les bons souvenirs. Un départ réussi, ça aide. C’est donc quelque chose à célébrer. En cet après-midi de dimanche, Jean-Claude le sauveur (celui qui a sauvé ma maison en lui posant un toit) passait par là. Je l’ai invité à boire le champagne avec moi pour fêter la nouvelle reçue au buron, chez moi. Et pour trinquer j’ai voulu reprendre l’expression rituelle de mon père : « A nos vingt ans ! ». C’était sa formule à lui ; à présent elle est à nous.

La Zutterie, le jeudi 15 décembre 2011

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