vendredi 3 avril 2015

Jours de pré-printemps sans voracité

Hier midi, héroïque, j’ai mis ma cape de pluie et je suis allé jusqu’au Perrier, où est garée ma voiture en fin de bitume, vérifier l’état des chemins par lesquels je pourrais passer avec Caucase, ma brouette magique à moteur et à chenilles, afin de descendre les poubelles de l’hiver et de m’offrir une grosse remontée de provisions et surtout de lessives. Ça m’a semblé jouable même si le gros canard au-dessus de la sapinière est encore difficilement franchissable : il reste trop de neige durcie pour bien accrocher mes transports. Le ciel étant annoncé comme devant se dégager à partir de lundi soir, je me suis motivé pour un programme de sorties.
Ce matin, après une nuit de grand vent et saucées persistantes, voilà que les prévisions météo ont changé : de l’eau en flocons ou en gouttes jusqu’à la fin de la semaine ! Donc retour aux sessions d’intérieurs.
Je ne suis pas surpris mais en même temps je m’étonne de mon manque de frustration, de cette acceptation paisible. Il y a deux ans, quand l’hiver s’attardait, multipliait ses rebondissements, la lassitude m’avait gagné, quelques ondes de déprime m’avaient assailli. Alors que cette fois je m’attendris presque devant cette si parcimonieuse éclosion du printemps, ces alternances ; je découvre qu’il existe une autre saison, le pré-printemps, un transit au ralenti où chaque jour apporte un nouveau signe, pas comme l’explosion soudaine de certaines contrées, de certaines années.
Je ne suis pas surpris car je sais que c’est en moi qu’il se situe le changement : j’ai avancé un peu plus sur deux voies parallèles et complémentaires de l’ermitage heureux, réserves et dépouillement. Des réserves suffisantes en nourriture et chauffage pour assurer la survie et ne pas subir la hantise d’une plongée au monde aux fins d’approvisionnement. Le dépouillement de toutes urgences obsédantes, toutes ces envies de faire, d’avoir, de consommer, de rencontrer, de léguer.
L’hibernation bien vécue m’y a beaucoup aidé. Je m’y suis régénéré. Même intellectuellement et il y a longtemps que je n’avais ressenti une telle curiosité sans pressions : c’est avant tout dans mes encyclopédies que se sont plongées mes lectures et je ne les avais jamais autant parcourues, sautant d’un sujet à l’autre, d’un tome à l’autre, ou cheminant dans l’ordre alphabétique…
Alors, pré-printemps ? Oui puisqu’il ne s’agit pas d’une absence mais d’une question de rythme, de lenteur. Ainsi, mes nettoyages de printemps sont commencés depuis un mois et je n’ai guère besoin de les presser. Arbres cassés, déracinés, trop inclinés ? Ils sont légion en chemins et en champs. Dans les terrains communaux à myrtilles j’ai débuté en raquettes de neige pour abattre et débiter et j’aurai le temps de déblayer branches et branchages avant l’amorce des fleurs. Sur les voies qu’encombrent tant de têtes de sapins, les encore rares promeneurs feront des détours ou attendront que ma brouette puisse y porter les outils pour tronçonner et débarrasser.
Nul jardinage n’a encore démarré mais le lent recul de l’enneigement offre des regards différents, propose des sites impensés où disperser les graines récoltées à l’automne, suggère des emplacements où enraciner les fruitiers qui mûriront en années futures de climat réchauffé, exhibe des inconnues qui mériteraient d’être transplantées.
En fait, ce qu’il me fallait pour être capable d’apprécier ces jours de pré-printemps c’était de désapprendre la voracité, cette voracité de vivre en avoirs, savoirs ou pouvoirs qui altère les êtres et les devenirs. Sans voracité printanière, qu’il est doux ce pré-printemps de sensations et activités sans cesse renouvelées, sans cesse déboussolées, sans cesse recentrées par un présent qui s’illumine en rêves et en béatitudes.

Le lundi 30 mars 2015

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire